[…] Lorsque mon père racontait la vie de ces personnages, il insistait, je ne savais pourquoi, sur des événements dérisoires de leur vie, il enjolivait les épisodes de détails minuscules et brodait d’infimes variations sur cent versions de la même histoire. Je suivais avec lui le récit des menues anecdotes, attentive à la moindre modification et inquiète de changements que je ne m’expliquais pas. Un jour, un grand oncle avait giflé son fils parce que l’enfant s’était regardé dans la glace avec trop de complaisance. Parce qu’il avait osé utiliser de la brillantine pour lustrer ses cheveux. Parce qu’il était un garçon impétueux qu’il fallait discipliner. Parce que l’oncle était très pointilleux sur l’éducation qu’il voulait sévère et indiscutée. Parce qu’à cette époque les enfants étaient réprimandés pour n’importe quelle vétille. Je n’osais pas interroger mon père sur la diversité des raisons qu’il donnait de la gifle. Ces versions cependant flottaient dans ma tête, s’entrecroisaient et se superposaient dans un espace qui palpitait d’ombres floues. Il me semblait que la gifle était restée suspendue quelque part en l’air, en attente de sa vérité, et qu’elle pouvait à tout moment s’abattre sur moi. Le monde était un espace immense dans lequel erraient, lâchés comme des ballons, des souvenirs à variables multiples auxquels on s’accrochait provisoirement, tantôt porté par l’un tantôt poussé par l’autre dans une direction imprévisible. Je n’avais pas compris que les incertitudes étaient savamment distillées à mon intention à seule fin d’égarer ma curiosité.

[…] J’avais remarqué, sur des photos un peu grises, des personnages affublés d’un curieux couvre-chef. Tout le reste du décor est calme et normal. Des hommes se tiennent debout derrière les femmes assises en robes sombres, sans un sourire, et portant sur leur cou raide un chignon maintenu par des peignes. Eux arborent crânement de grosses moustaches qu’ils ont frisées en pointes. Leurs costumes sont stricts, cols cassés et bottines à petits boutons. Ils ont adopté les postures dignes et compassées des gens qui posent une fois l’an devant le photographe. Le décor est celui de tous les studios d’alors. Parfois, dans le coin gauche, on aperçoit une colonne sur laquelle un jeune homme appuie négligemment son coude. Parfois un simple fond gris avec des éclairages qui auréolent les têtes.
Pourtant, sur les mises en scène soigneusement préparées, un voile impalpable pervertit subtilement le regard qu’on y pose. Chacun des personnages dissimule sous son apparence ordonnée une infime déviance. L’un d’eux a bombé le torse, l’autre avancé une jambe. Tout est bien dans l’ordre des choses, tout est naturel, calme, on avait écouté les directives du photographe. Et pourtant…
On ne remarque pas tout de suite le détail incongru du chapeau. Il est un peu fondu dans le camaïeu des gris et des noirs. On voit d’abord l’ensemble traditionnel, une famille du début du siècle qui est allée se faire tirer le portrait chez un photographe. Tout le monde possède quelques-uns de ces clichés d’antan.
Seulement, sur certaines de nos photos, on voit très bien que l’un des grands-pères porte sur la tête un chapeau dont la forme ne correspond à rien de connu. Quelque chose de haut et plat, comme les seaux qui servent à faire des pâtés de sable dans les squares.
Il est assis, jambes croisées, dans un fauteuil Louis XVI. Son costume est impeccable, son maintien digne, une main élégamment appuyée sur le pommeau de sa canne. Il regarde d’un air hautain, et toute sa personne annonce un homme sûr de lui, un peu dandy, un homme du monde. Les traits sont réguliers, il regarde droit dans l’objectif, l’expression autoritaire.
Petite, je me prenais à parler à ce visage si fin, surprise et troublée d’appartenir à sa lignée. Je savais, à force d’avoir examiné sa photo, la texture de sa redingote, et le plissé de son écharpe blanche. J’avais admiré le point éclatant de vernis sur le bout des souliers, et à son petit doigt l’anneau mystérieux pour lequel j’avais imaginé tant d’origines différentes. Son sourire, à peine esquissé, me ravissait. À quoi songeait alors mon grand-père ?
Pour quelle inquiétante raison n’ai-je pu voir si longtemps dans ces photos que des scènes de famille comme il y en a chez les autres ? Alors que je les ai contemplées tant de fois, assise près de mon père ou seule dans ma chambre, pourquoi le « chapeau » m’est-il apparu comme une incongruité aussi tard dans ma vie ? Quel interdit a censuré ma vue et filtré ma pensée ? De ce chapeau émanait un imperceptible halo maléfique qui se diffusait sur les épaules, les bras, les jambes, jusqu’aux pieds des personnages, et jusqu’à moi qui les regardais.
Sur quelques clichés un peu flous et vite escamotés par mon père, le chapeau coiffait l’un ou l’autre de mes grands-parents. Cette forme de seau à sable posée sur leurs têtes me rendait triste. J’avais beau admirer docilement, comme m’y invitait mon père, la canne ou les redingotes, mon regard se portait sur le couvre-chef comique. Je tremblais comme celui qui espionne à travers le trou d’une serrure, dans l’émotion d’une solitude furtive, le cœur battant et l’esprit en éveil. Un malaise indéfini troublait ma vision, d’autres profils se dessinaient sur l’image fixée, d’autres figures s’intercalaient, d’autres langues affleuraient.
Je n’avais aucun mot pour nommer ce chapeau. Aucun de ceux qui m’étaient familiers ne convenait : feutre, melon, haut de forme, casquette, bonnet, calotte. Comme les prestidigitateurs de leur manche, je tirais de ma mémoire les mots accrochés les uns après les autres. Je tirais le fil avec précaution, voyant surgir avec un espoir renouvelé chaque nouveau vocable – toque, calot, képi, coiffe, shako. Pourtant, plus j’alignais les mots plus la gêne m’étreignait. Elle finissait par contaminer le décor en entier.