[…] Dans une surdité de perception, l’origine des troubles – mais quel langage, bon dieu !… – réside dans l’oreille interne, dans la cochlée. La courbe de l’audition est descendante, à mesure que les sons deviennent plus aigus. Dès que l’audiométriste m’envoie des ondes de fréquences supérieures à 1 000 hertz dans l’oreille droite, il faut qu’il pousse l’intensité, rajoute des décibels, jusqu’à ce qu’enfin je lui fasse le signe convenu, lever la main, pour signifier que j’ai saisi quelque chose. Ainsi, je perçois presque normalement les sons graves, et de moins en moins bien jusqu’à pas du tout à mesure que les aigus s’élèvent. Ce n’est donc pas tous les sons que je perçois mal, mais seulement certains. Le son n’est pas lointain ou assourdi ou étouffé. J’entends des fragments séparés par des blancs, ou des sons embarbouillés qui ne parviennent pas à prendre forme. Comme on le disait autrefois, j’entends de travers. J’entends bien que l’on me parle, mais ce que je perçois n’a pas grand sens, je ne comprends pas.

[…] Enfin, dernier mot pour définir d’emblée de quoi on cause, par opposition aux surdités de transmission qui sont la plupart du temps « acquises », les surdités de perception sont données à la naissance. La précision est d’importance, si l’on considère par exemple la dite mémoire des sons. Mais surtout, devenir sourd, par accident, maladie ou sénescence, bouleverse la relation au monde des autres. Pour celui qui est né ainsi, la relation au monde des autres n’est pas « bouleversée », elle est donnée, elle est naturelle. Pour l’affecté. À lui, elle ne poserait quasiment aucun problème, n’étaient les effets qu’induit cette particularité dans le commerce avec les autres, à travers leurs réactions au comportement d’Auguste.

[…] Je fais attention ; je me mets à la meilleure place possible ; je regarde autant que je peux. Tout cela (les préparations des conditions de l’écoute, de la saisie des mots) m’aide bien à compenser le caractère facétieux de mon ouïe. Mais ce n’est pas tout. Que fais-je avec ce que j’entends ? L’esprit travaille à assembler les sons, les mots, les phrases.

Nous sommes en conversation. En fait, comme cela arrive souvent, c’est plutôt vous qui parlez et j’écoute. Le sujet est culinaire. Voilà que dans une phrase que vous prononcez à propos d’un ingrédient, j’entends par inadvertance |mozar|. J’entends |mozar| et je vois « Mozart ». Je me demande ce que vient faire dans notre affaire cet homonyme du nom du musicien. Je ne comprends d’un coup plus rien (ai-je vraiment éclairci ce que peut signifier « je n’y comprends plus rien » ?). Supposons que par chance vous vous interrompiez brusquement, vous vous perdiez dans une longue rêverie, ou tout simplement que le temps soit suspendu. Que fais-je alors ? En tout premier lieu, je me demande si |mozar| était bien ce qu’il fallait entendre. Je sais par expérience que je peux avoir capté une déformation de la parole réellement prononcée. Mais il faut bien que j’aie un point de départ, et même si je ne suis pas sûr de |mozar|, il faut que je l’adopte comme hypothèse : après tout, je n’ai que cela. (Ce n’est que dans un second temps que, repartant à zéro, j’omettrai complètement |mozar|, je laisserai carrément un blanc dans la phrase, et j’essaierai alors de déduire un contenu.) Je pars donc de |mozar| et je cherche un terme homonyme, puis un terme de moins en moins homophone. Par exemple, « mimosa » conviendrait-il ? Je me fais des remarques, je teste :

(i) certes, je rajoute |mi| à |mozar| : mais |mi| est de ces sons que mes oreilles perçoivent le moins bien ;

(ii) bien sûr, maintenant que j’ai un terme qui ressemble à |mozar|, je l’introduis dans la phrase, cela marche ou ne marche pas ; en l’occurrence, je reste dubitatif ;

(iii) avec |mimoza|, j’omets le |r| final de |mozar|; est-ce judicieux de le faire ? dans cette lignée-là, il y aurait bien encore |oza|, ou |coza|, |noza|, |poza|, |roza|, mais aucun de ces termes ne convient ; j’ai beau considérer la grammaire, retourner dans tous les sens la connaissance que j’en ai, décidément non, aucun ne convient. Et encore moins du point de vue de la sémantique ;

(iv) peut-être ne devrais-je retenir que la succession des deux sons |o| et |a|, mais alors il y a désormais tant de possibilités à tester que, dans l’urgence de la conversation en cours, je me contente d’admirer cet océan ;

(v) je reviens à |mimoza| ; je réfléchis ; je mets à contribution maintenant mes connaissances en matière culinaire ; cela existe-t-il des ingrédients de cuisine parfumés au mimosa ? ; à vrai dire, je n’en ai jamais entendu parler ; cela peut donc exister ; ce serait une trouvaille de la nouvelle cuisine ;

(vi) finalement, je me rabats sur |mozar|; je n’ai rien d’autre pour l’instant, je dois me contenter de cela ; peut-être ne fallait-il pas voir « Mozart » derrière |mozar|, peut-être était-ce « moczar », ou bien « mostar », ou bien « busard », et voici que maintenant je musarde dans cette autre direction ; en vain, je le sais que ce sera en vain, mais c’est devenu une habitude, je musarde ;

(vii) alors finalement j’abandonne, je laisse le blanc, je reviens à votre conversation, car le temps a repris sa course, et, dans le temps réel, il faut sans cesse maintenir la tension entre la recherche des sens possibles et écouter l’interlocuteur poursuivre ses propos ; faire attention implique de faire attention à l’attention elle-même.

Lorsque |mimoza| me vient à l’esprit, il s’agit d’un processus mental presque involontaire. C’est pour cela que j’écris « |mimoza| me vient à l’esprit ». Il serait toujours possible de questionner pourquoi |mimoza| et pas autre chose, et rechercher des événements récents ou lointains, ou bien rechercher la présence éventuelle d’une couleur mimosa dans l’environnement, ou bien carrément du mimosa, ou bien est-ce l’interlocuteur qui a une tête, un teint, un nom, que j’associerais à du mimosa ou à la suite sonore |mimoza|, les possibilités sont infinies. Le mot vient tout seul, l’idée surgit de plus en plus librement avec le temps, cela devient un réflexe, une seconde nature, et il est des fois où je crois voir le dictionnaire défiler à une vitesse faramineuse en même temps que vous parlez, je le vois, j’en oublie votre propre parole, je me perds dans le lexique. Ce qui alors devient volontaire, reprise volontaire de l’attention, ce serait la recherche et le questionnement du bon terme. Lorsque je décroche, il m’arrive fréquemment d’être au milieu des mots et ils me font tourner, à moins que ce ne soit eux qui tournent et je les regarde, je ne sais pas, c’est un blanc ballet silencieux malicieux. Lorsqu’on entend aléatoirement la parole d’autrui, on a plus souvent que d’habitude recours à la consultation du lexique. Le lexique, c’est la liste des mots, de tous les mots considérés pour leur signification et leur usage grammatical, et pour leur rythme et leur sonorité ! Antonymes et paronymes, vous m’entraînez dans un univers de tourbillons célestes, de grèves paisibles, de prés assagis, de murailles sublimes, et de diables grimaçants. Je ne pars pas simplement dans l’entour, je pars ailleurs dans un rêve de significations.

Seule la raison peut me sauver du raz-de-marée poétique. Pour fuir les enchantements de la paronymie, il faut arraisonner la parole et la soumettre à la question.