Sarah
Bouyain Entretien avec Jean-Louis Ughetto (Octobre 2002)
«
Lhistoire de ma grand-mère la mère de mon père
cest lhistoire du métissage colonial. Cela a
existé dans toutes les colonies, à quelques variantes près,
mais voici comment cela sest passé au Burkina Faso, anciennement
Haute-Volta. Les militaires et les fonctionnaires français ny
restaient pas plus de deux ans en général. Pendant leur
séjour, ils réquisitionnaient des femmes africaines et avaient
des enfants que dans la majorité des cas ils refusaient de reconnaître.
Ces hommes laissaient leurs enfants métis derrière eux sans
soccuper de ce quils allaient devenir. Les africains ne comprenaient
pas cette attitude. Alors, pour rester crédibles et échapper
aux critiques des curés, les autorités coloniales ont créé
des orphelinats de métis.
Ces enfants-là nont pas eu accès à la France,
parce que leurs pères ne les ont pas reconnus, mais ils nont
pas eu non plus accès à lAfrique, parce quon
les prenait à leurs mères pour les placer à lorphelinat.
Là, on leur inculquait la culture française, Nos ancêtres
les Gaulois, le père Noël, ou comment manger à table
avec des couverts.
Pour eux, la question du père reste très délicate.
Aucun des métis coloniaux que jai rencontrés na
pu dire que leurs pères les avaient abandonnés parce quils
étaient noirs, mais cest pourtant ce qui sest passé.
Les Blancs nassumaient pas davoir des enfants noirs.
Cette histoire qui me semblait terrible, ma grand-mère en a toujours
parlé avec détachement. Longtemps, cela ma empêchée
de recueillir des témoignages sur cette question. Par contre, jenregistrais
les quelques éléments que ma grand-mère ou dautres
métis lâchaient sur le sujet. De ces bribes sont nées
les trois premières histoires du recueil.
Mon grand-père était instituteur. Cétait un
Burkinabé, né vers 1920, il fut remarqué enfant par
les curés qui lont mis à lécole. Il était
très marqué par le modèle français et comme
bon nombre des hommes de sa génération désirait sassimiler
au colonisateur. Il voulait épouser une femme « lettrée
». Il aurait été impensable quil épouse
un femme blanche. Il se maria avec ce qui sen rapprochait le plus
: une femme métisse. Le gouvernement colonial poussait à
de tels mariages, qui donnaient peu à peu naissance à une
bourgeoisie aux murs françaises, coupée de ses traditions
africaines. Mon père qui était donc le fils dune métisse
illégitime et dun burkinabé est venu faire ses études
en France, cest là quil a rencontré ma mère,
qui est française.
Le concept du métis nexiste pas vraiment en dehors du métis
et de ses proches. En général, en France, on dit dun
métis « café au lait » quil est noir.
En Afrique, du même métis « café au lait »
les gens disent quil est blanc. On dirait que ni Blancs, ni Noirs
nont envie de revendiquer la part deux-mêmes dans le
métis. Sauf peut-être lorsque le susdit métis remporte
des matches de tennis ou de foot !
Ce que je trouve difficile avec mon métissage, cest quil
est invisible, je suis quasiment blanche. Evidemment, ça me met
à labri de la discrimination raciale en France, mais je me
sens souvent mal à laise, en décalage entre ma réalité
intérieure et le regard des autres.
Quand jétais petite, 8 ans à peu près, javais
honte de mon père, je disais quil était le chauffeur.
Si je lui avais donné ce titre de chauffeur, cest que javais
dû intérioriser le statut dinférieur que la
société française réserve, en général,
aux Noirs.
Mon père savait que je le dénigrais, mais il ne disait rien.
Cela me fait mal quand jy pense. Dailleurs, jai oublié
la plupart des choses que je disais à cette époque, cest
ma mère parfois qui me les rappelle.
Elle essayait de valoriser mon métissage. Elle me disait que les
métis sont les meilleurs parce que leur sang est neuf, ils sont
les plus beaux, les plus intelligents
Elle me gonflait à
bloc dans ce sens-là.
Puis, avec le temps, les choses ont changé, je nai plus eu
honte dêtre métisse, au contraire.
Quand des amis de mon père, des Burkinabés, venaient à
la maison, ils se racontaient des histoires denfance, parfois dures,
cruelles
Mais ils avaient lart denchaîner les
péripéties, de pointer le petit détail comique
si bien quà la fin, on ne savait plus si on devait rire ou
pleurer. Je ressentais la joie de ces rencontres, mais aussi la très
grande nostalgie qui en émanait. La question du retour au Burkina,
même si on nen parlait pas, était toujours présente.
Je crois que cest ça qui ma reliée au Burkina,
la parole, les histoires, jécoutais, jécoutais.
Quand jai commencé à me poser des questions didentité,
ce que cétait quêtre noire, métisse, je
me suis tournée vers la littérature afro-américaine
et la littérature antillaise, James Baldwin, Toni Morrison, Zora
Neale Hurston, Maryse Condé, Gisèle Pineau, Dany Laferrière
.
Javais limpression que la recherche identitaire très
forte de ces Africains doutre-mer correspondait à la mienne
parce quelle incluait la notion déloignement à
lAfrique, lexil.
Je vis en France mais le Burkina mest extrêmement précieux.
Cest le lieu de mon imaginaire. En parlant de la Tunisie, Albert
Memmi lappelle son terreau affectif. Cest exactement ce que
représente le Burkina pour moi. »
Métisse façon
Extrait de la nouvelle « Arrangements »
Elle avait dû se mêler au flot de gens et de pintades qui
entraient et sortaient sans cesse de la concession, car Jeanne, assise
sous le grand arbre, ne remarqua sa présence que lorsque Bintou
marcha droit sur elle. Cétait une très jeune fille.
Mais la rondeur enfantine de son visage était gâchée
par la lourdeur de ses paupières et larc triste de sa bouche.
En tout cas, ce nétait pas une enfant bien élevée,
car elle traversa la cour sans saluer personne, pas même Jeanne,
à qui elle réclama abruptement de leau. La vieille
femme lui reprocha ses manières mais alla quand même lui
remplir une calebasse au robinet. Quand la fille eut fini de boire, elle
resta plantée là, laissant brusquement tomber le pagne noué
qui lui servait de balluchon. Le paquet chuta sur le sol, manquant décraser
un poussin qui senfuit en pépiant.
Est-ce que je te connais, ma fille ? questionna Jeanne.
Linconnue secoua la tête pour faire non.
Quest-ce que tu veux alors ?
Je cherche du travail, murmura ladolescente.
Parle plus fort, quest-ce que tu veux ?
Jai besoin dargent.
Tandis que la fille répondait cette fois dune voix claire,
Jeanne eut limpression que son visage se transformait : il laissait
émerger dune enveloppe jusque-là inexpressive la dureté
de ses traits, et donc, qui sait, de ses intentions.
Retourne chez tes parents, tu es trop jeune pour te promener comme
ça en ville
lui conseilla Jeanne, désireuse de la
voir quitter sa cour au plus vite.
Mais ses paroles provoquèrent de nouveau le refus de la jeune fille,
le mouvement mécanique de sa tête.
Pourquoi ? insista Jeanne.
Ils mont chassée. Parce que jai piqué
la grossesse avec un touriste.
Avec un touriste ? Un Blanc ? Mais qui es-tu ? Doù
viens-tu ?
Je mappelle Bintou Traoré. Je suis de Banfora.
Et tu as piqué la grossesse avec un de ces touristes venus
voir les cascades ? Mais pourquoi ?
Les yeux de Bintou sembuèrent.
Il était
Il était
hoqueta-t-elle.
Malgré ce désespoir, Jeanne sentit lironie dun
sourire gagner ses lèvres. Quitte à piquer la grossesse,
pensa-t-elle, il valait mieux que ça soit avec un gars dici.
On pouvait aller faire du scandale au marché pendant que sa femme
achetait ses condiments à létalage voisin. Sûr
alors que la ration de piment servie au mari ce jour-là lui mettrait
le cul en feu pendant une semaine ! Mais là que pouvait faire Bintou
? Envoyer à son Blanc une carte postale représentant un
coucher de soleil sur les dunes de Dori et expliquer au verso dans quel
embarras elle se trouvait ?
Le type, cétait sûr, se contenterait de décoller
le timbre nos timbres sont beaux, colorés, exotiques
puis il jetterait la carte, et avec elle, le problème.
Jeanne rit tant et tant quelle ne vit pas ladolescente tourner
les talons pour quitter la cour. Mais lorsquelle redressa la tête
et distingua le dos frêle de lenfant qui séloignait,
le rire labandonna aussitôt. Elle rattrapa la fille avant
quelle ait franchi le portail, et la tirant par la manche, la força
à lui faire face. Elle regarda alors son ventre et vit comme il
était comprimé sous le pagne serré autour de sa taille.
La bosse qui abritait lenfant métis clamait déjà
ses quelque cinq mois dexistence.
Jeanne, doucement, releva le menton de la jeune fille et planta son regard
dans le sien.
Largent, cétait pour faire passer la grossesse,
nest-ce pas ? questionna-t-elle à voix basse, en surveillant
les alentours.
Cette fois, la tête de lenfant demeura courbée.
Ny pense plus. Cest trop tard
Trop dangereux
pour toi maintenant, reprit Jeanne, reste ici, je trouverai une solution
Dès le lendemain, Jeanne se mit à prophétiser : «
Ce sera une fille, une fille ». Toute à sa joie, elle ne
se demanda pas pourquoi son il qui devinait si bien les ventres
se révélait soudain incapable de décrypter son propre
désordre.
[
]
Avant dattaquer le tas de sacs en plastique échoués
le long du mur, Jeanne déploie le grand boubou quelle vient
dexhumer de la cantine. Tandis quelle le secoue pour le dépoussiérer,
une forme lumineuse vacille dans le fond de sa mémoire. Quand la
lueur ondule dans les reflets du tissu accroché par la lumière,
elle inonde lesprit de Jeanne du visage de sa mère.
Sa vraie-vraie mère. Jeanne avait vécu avec elle jusquà
ce quon lemmène à lorphelinat. Elle ne
lavait jamais plus revue car la fièvre typhoïde lavait
emportée peu après. Mais Jeanne se rappelle combien elle
était douce et comme ses pagnes sentaient bon lencens. Et
lorsquelle la serrait dans ses bras
Personne ne lavait
plus jamais serrée dans ses bras de cette façon-là.
Mais sa mère était une femme triste. Souvent, elle pleurait
en regardant Jeanne. La peau trop claire de sa fille était une
tache dans sa lignée, le déshonneur de son existence. Pourtant,
elle laimait et le lui prouvait en murmurant constamment son petit
nom dans un sourire.
Lorsque le père de Jeanne entendit ce prénom aux consonances
étranges, il décréta que le mot était sauvage
et interdit quon lemploie. « Cette enfant est une chrétienne,
elle sappelle Jeanne, Jeanne ! »
La mère de Jeanne, qui nétait après tout quune
femme peule réquisitionnée pour la détente du lieutenant
colonial Imbert, navait plus jamais prononcé ce petit nom,
et cest ainsi que Jeanne loublia tout à fait.
|