Justement étiqueté « Déambulation », le récit d’une errance dans Paris, poétique et hantée par la misère. On est en 1960, pendant la guerre d’Algérie. Un des trois premiers titres d’une nouvelle maison d’édition intéressée par « la littérature brute » (au sens où l’on parle d’art brut). Jacques Besse était compositeur. Il est mort ˆ La Borde en juin dernier.

21 octobre 1999

Du petit névrosé au délirant majeur

Jacques Besse, fils de châtelain, a sombré dans la folie tout en révélant des écrits aussi étourdissants que parcimonieux. Il est mort en mai dernier.

Ce qui frappe d’abord dans La Grande Pâque, c’est la fébrilité d’un narrateur qui nous tire par la manche. Il a quelque chose à raconter, veut le faire vite. Ses deux premières phrases en sont étranglées d’angoisse. « Je devais quitter la rue de Turbigo le 17 avril 1960. Je m’étais lâché chez mon frère qui est patron en building vers le paramount. Il m’avait accordé avec estime 200 gros francs pour les fêtes de Pâques. J’avais les nerfs particulièrement malades, plusieurs jours de faim par-derrière. Ma mansarde était devenue innommable, la concierge aussi […] Les braillements vulgaires cessaient peu. Presque impossible d’articuler un rythme. La maison tremblait sur ses bases […]. » Voilà donc La Grande Pâque. C’est une sorte de livre-culte connu des rares propriétaires de l’édition originale de 1969 réalisée par Pierre Belfond, son unique éditeur jusqu’à présent.

Comme tous les livres authentiques, l’atypique Grande Pâque force le respect. C’est un texte échevelé sans doute, mais il s’impose avec la fermeté et le naturel des grands originaux. Jacques Besse avait qualifié de « déambulation » cette dérive intemporelle et poignante d’un homme seul et sans le sou durant un long week-end. Son errance à la recherche d’introuvables amis va durer trois jours et trois nuits de faim, de soif et de sommeil au fil desquels ses mots vont devenir heurtés, fébriles, son parcours incohérent. […] Il a tourné toute la nuit pour ne pas dormir. « Il faut pourtant tenir jusqu’à mardi. » Au beau milieu de la rue une hallucination l’emporte : une « enthousiasmante polyphonie » de voix, de bruits et de moteurs forme le Chant de la ville, une vibration faramineuse exalte le musicien Jacques Besse. « Je ne suis pas encore au carrefour de l’Odéon, et déjà je sens toute la circulation des piétons et des voitures enchaînée par l’accent d’une future création lyrique, d’une décision chaleureuse et métallique de quelque ange […] installé au-dessus de nous, tout près de nous, […] comme un maître au clavier d’un orgue dont les mécanismes sonores seraient le peuple de Paris et ses machines heureusement désuètes malgré l’élégance de leurs engrenages. » Le périple s’achève au matin : « la fête de Pâques était officiellement terminée. Il faisait moins froid. Traversant le pont du Châtelet vers le sud aux alentours de 2 h 30, je titubai, et eus peur, sans hyperbole, de m’endormir debout, et même de basculer par-dessus le parapet. »

Il est frappant que Jacques Besse ressemble à Antonin Artaud. Tous les deux ont tempêté contre les psychiatres qu’ils ont approchés de trop près. Comme André de Richaud criait « Je ne suis pas mort », Jacques Besse avoue « J’aime follement la vie ». Sous sa plume, les lettres f-o-l se combinent naturellement. Elles forment un constat sans effusion ni pose, un regret car sa vie aurait pu être plus docile. Né en 1921 à Paris, […] il s’engage dans des études de philo que la guerre interrompt et on le retrouve compositeur d’un Concerto pour piano et orchestre, directeur musical de la compagnie Charles Dullin (1943), auteur de la musique des Mouches de Sartre (1944). Il compose aussi pour des films […] et fait un voyage en Algérie au début des années 1950. Tout s’arrte là. Suit la période des « curieux internements » psychiatriques. « Et moi, moi seul qui suis malade/D’admettre des poisons dans mon ventre poilu,/Tu peux rire de moi, ô Grand liquide élu ». Après avoir connu la belle vie à « Singe-des-Près », il entre à la clinique de la Borde en 1955 où les tenants de l’antipsychiatrie, Jean Oury et Félix Guattari le délivrent du « poison ». Ils lui ouvrent aussi les pages de leur revue Recherches où paraissent en 1966 les proses ahurissantes dont il a le secret.

En 1973, un petit héritage lui permet de s’échapper du milieu médical mais on le retrouve dans la rue à Paris, un couteau planté au travers de la cuisse. Le retour vers la folie est amorcé. Comme l’écrit son ami le cinéaste Jacques Baratier, « le grand voyage de Jacques Besse ne s’est jamais terminé. » Le 30 mai dernier, à la clinique de La Borde, il aura simplement rejoint les limbes. Son esprit fantasque et son effervescente poésie rencontreront l’admiration qu’ils méritent.

Éric Dussert, janvier 2000

Jacques Besse (1921-1999), auteur de musiques de films (Dédée d’Anvers d’Yves Allégret, Van Gogh d’Alain Resnais), a mené une vie désordonnée et tragique : alcoolisme, prison, hôpitaux psychiatriques.

Invalide à la suite d’une rixe, il a passé les quatorze dernières années de sa vie à la clinique de La Borde. La Grande Pâque est le récit incantatoire, halluciné d’une « déambulation » dans les rues de Paris, du vendredi 17 au lundi 20 avril 1960, week-end de Pâques. Au départ Jacques Besse a deux cents francs que lui a donnés son frère. Mais cet argent est vite dépensé. Et il se retrouve seul, dépouillé. Il a faim. Il a soif. Il ne sait où aller. Il n’a plus de logement. Il erre. Il divague. Il passe et repasse à Saint-Germain-des-Prés (« Singe-des-Prés »). Il monologue. Il rencontre un psychiatre qui l’a soigné et qui lui paie une bière et qui l’écoute. Il mendie, arrive parfois à se payer un semblant de repas ; le plus souvent, il se contente de regarder manger les gens dans les restaurants. Il dort dans la rue ou dans les jardins publics. Il marche. Il invente des musiques ou des poèmes. Il regarde les femmes. Il évite les flics. Pas toujours ; il se retrouve dans un commissariat de police, mort de trouille : va-t-il être torturé pour ses sympathies pro-FLN ? Il ressort, libre. Parfois il oublie : il y a des trous dans son itinéraire, dans sa mémoire, dans sa vie ; il ne sait plus où il est passé, où il est. Il s’invective. Il médite. Il a des idées : sur la politique (les horreurs de la guerre d’Algérie). Il hurle sa colère dans les rues de Paris. Il rit, il ricane. Il marche éveillé, il dort en marchant. Il a une vision du monde : il est « pré-marxiste », mais aussi « biblique ». Il se souvient. Il imagine. Il a froid. Il est mal. Il va bien. Son livre est un poème en prose, un rêve autobiographique, un récit dément. Son livre est un kaléidoscope de phrases brèves, hachées, lyriques, syncopées. Jacques Besse est un homme, un « sous-homme » (page 59). Et puis cÕest le dimanche de Pâques. « Et Pâques, pour moi, c’est le jour où je ne trouverai ni à manger ni à boire » (page 61). C’est le jour où ses amis sont enfermés chez eux en famille et ne le voient pas. Jacques Besse est invisible, oublié, perdu. Il est lui-même, musicien, poète, penseur, militant, rejeté et apprécié.

Jean-Loup Martin, janvier 2000