limagination qui lui fait cruellement défaut.
Cheminée,
quoi ? Veux-tu une cheminée ? Quelle cheminée ? Celle qui
va de la bouche à lanus, et sachèverait en cloaque
sil avait par hasard cessé dêtre un homme, était
devenu un oiseau, volait, ou rampait comme un serpent ? Ou celle quil
a vue dans une boutique des beaux quartiers. Blanche aux formes féminines,
aux arêtes qui couraient comme le sommet des dunes dans le désert
?
Pour finir par dire : « Oui, je veux bien une cheminée »,
sans savoir ce qui va advenir. Le bistrotier lui sert un grand verre de
vin rouge. Il le boit dun trait, sans reprendre sa respiration pour
éviter que le dégoût et la nausée ne len
empêchent, ce petit matin tiède alors quil se tient
droit devant le zinc, nausée qui ne pourra manquer de le surprendre
comme tous les autres matins quand il lui faudra quitter cet endroit avant
que le métro ait commencé ses allées et venues souterraines,
et marcher dans les rues jusquau soir
Accoudé au zinc
en compagnie de ce type, qui nest peut-être pas son frère.
Il est dehors, et cest sa force. Plus grande que celle qui fait
que des verres salignent sur des étagères, sagement
posés comme de petits bonshommes prêts à combattre
le jour qui sannonce chaudement ensoleillé, bien trop chaud
pour ceux qui sont dehors, comme ce type aux cheveux longs qui la
quitté dun mot et séloigne maintenant sur le
trottoir den face, plus grande que celle qui fait que ce type tourne
le coin de la rue, et quil le suit de loin, inaugurant sa marche
par une agitation lente et des tremblements volontaires, comme sils
étaient deux à marcher. Il saccompagne marchant. Comment
faut-il le dire ? ce verre de vin rouge, au petit matin déjà
tiède : ravi de savoir enfin ce quest une cheminée,
dêtre si vite et si facilement initié aux rites et
à largot dune matinale beuverie par son propre frère.
De dos surtout la ressemblance est frappante, à peine croyable.
Une silhouette de dos si familière quil a envie de mordre
la poussière comme dans un morceau de chair, de scruter de près
le grain de la peau, ce méplat de lomoplate quoffrait
à ses dents de jeune loup son frère revenu maigre de la
colonie au point que sa mère seffrayait de le regarder nu
dans la salle de bain, poussant des Oh et des Ah, flattant de la main
cette nuque nerveuse à laquelle il saccroche, désespéré
de ne pouvoir lui demander sil est vraiment son frère, incapable
de téléphoner pour avoir ou donner de ses nouvelles, sûr
de le trouver aux abonnés absents, si cela existe encore, sautant
à son cou, mordant lomoplate à pleine dents. Sans
doute vaut-il mieux ne pas rejoindre ce compagnon dinfortune quil
retrouvera à lappel de ce soir ou plutôt de
cet après-midi, puisquils rentrent à cinq heures
quil embrasserait dans la rue en public avant de mordre la poussière,
plein de honte, sous les quolibets et les cris des autres qui montreraient
les dents, frapperaient fort, uniquement pour savoir sil est son
frère et quel est le goût de sa chair.
Assuré davoir un toit ce soir, tandis quil sapprête
à traverser le boulevard. Mais patatras ! Projetée par le
choc les jambes en lair, quelle inconvenance ! La femme ne touche
pas le sol car il a déjà fixé son regard sur le feu
vert en attendant quil passe au rouge. Aussi ce corps continue-t-il
dans son esprit de voler au-dessus du flot des voitures quil observe
de loin, tout juste bon à respecter scrupuleusement les lois de
la République sur la circulation. Cette délicieuse République
qui lui assigne comme tâche citoyenne de donner le bon exemple aux
enfants qui vont seuls à lécole, ou courent acheter
des bonbons. En échange de quoi elle lui donne un toit pour la
nuit et un maigre repas. Plus quun exemple, un devoir quil
se fait douvrir les yeux de la jeunesse sur la couleur changeante
des feux, sur la marche quil sait si bien maîtriser. Au moins
quil soit bon à cela, quon attend de lui, sinon pas
plus. Assuré quau retour il trouvera un toit. Étonné
que cela soit tout de même possible, dans la rue, toute la journée,
gardant imprimé sur la rétine limage dun tel
accident, et la couleur contrastée des feux. Complémentaire
pour ainsi dire la vérité. Si près du Centre, encore
quil préfère lappeler Foyer, cela a plus dallure.
Rouge, pressant le pas, traversant dans les clous jusquau trottoir
den face, hors de la sphère dinfluence et de bienfaisance
du Foyer. Même ses employés dans leurs bleus de travail quil
voit comme sévanouir dans les murs de pierre du collège,
au bout duquel se profilent les plantations dun jardin public en
même temps que la menace de se faire ramasser par « les bleus
», prédateurs officiels quon dit alliés aux
forces de police, venus dun lieu hostile dans de vieux bus recyclés
quil na pas encore approchés, névoquent
plus rien. Le collège est son premier repère. Au bout de
sa paroi verticale, qui occulte toute la vue à sa droite, lui laisse
à peine la place de marcher, il débouchera sur lesplanade
où lon voit largement le ciel, où commence la liberté
de navoir rien à dire, personne à qui répondre.
Mieux quune récréation, quand dans la cour il fallait
ne pas serrer des mains, éviter tout contact, tenir des yeux à
distance les plus audacieux, injurieux. Un vertige le saisit en passant
devant lécole de la République ! Zigzaguant un peu
pour progresser le long de ce haut mur aveugle, et sourd assurément
à tous ses malheurs daujourdhui, tellement loin de
ses années lycéennes que lorsquil bredouille à
mi-voix, pour lui-même, deux mots de latin, ars memoriæ, et
puis encore de natura rerum, ils lui semblent ne plus rien vouloir dire.
Seulement un aveuglement, une lumière si forte quil cligne
des paupières, et comprend longtemps après que cela ait
cessé, sur lesplanade justement, au milieu de jeunes arbres
récemment plantés quil plaint daffronter si
tôt le matin la ville, ses hommes, et ses chiens, quune fenêtre
dun immeuble voisin lui renvoyait dans les yeux le soleil.
Réduit à rien dautre que la marche à travers
lesplanade dont il connaît les limites dans la direction du
fleuve. Réduit à rien au point de navoir plus connaissance
de limites. Ou encore ne connaissant plus rien des limites, ne se connaissant
plus de limites. Il hésite entre toutes ces formules à choisir
celle qui convient le mieux à sa situation, mais les muscles eux
continuent leur effort. Rien ne vient entraver la liberté de mouvement
surprenante dont il jouit. Franchissant le dernier repère qui lattache
au quartier : la bouche de métro qui affiche en lettres bleues
« Place dOrient », il descend lavenue dOurcq
vers le fleuve à la vitesse de croisière qui ne le quittera
plus jusquà la Bibliothèque Centrale, ouverte à
tous. Un petit vent se lève qui fait tourbillonner de minuscules
typhons de poussière, au ras du sol. Il les crosse du bout de ses
vieilles chaussures, dispersant de fines particules qui scintillent dans
la lumière. Cest laffaire de quelques pas, et cela
nexiste plus. Il aurait dû, pense-t-il, lui jurer fidélité,
peut-être lépouser, bien quil ne lait pas
trompée puisquil ne lui avait rien promis. Il hallucine au
bout des doigts le contact si doux de sa peau, et du fond des yeux dessine
la silhouette de son corps. Ce nest quun duvet blond sur la
lèvre supérieure, combien cruel et émouvant, ce léger
brouillard qui trouble sa vue (la faim peut-être, langoisse
ou la mémoire qui lui jouerait un tour), alors quune dizaine
de mètres seulement le sépare du feu, au croisement de lavenue
dOrphée et du boulevard des Orpailleurs, alors quil
cherche vainement du regard les ludions de poussière qui lont
distrait jusque-là. Mais il désire follement ne plus connaître
démotions amoureuses, jamais, et souhaite chasser définitivement
toute allusion à la gent féminine. Quand il croise au milieu
du passage clouté cette grande putain, avec son sac à main
orné dune chaîne dor, il sen écarte
à peine mais ostensiblement, la tête haute et se faisant
des peurs, tourmenté de puer.
Garé des voitures, il change dépaule sa besace dont
la lanière est toute entortillée. Il en a vu de ces sacs
négligés, négligents, de ces démarches poussives
et épuisées, de ces barbes de huit jours qui avaient si
mauvais effet à cause dune lanière torsadée
comme une vieille ficelle. Qui voulait dire un corps mou sur deux jambes,
qui traîne la patte, qui étale sa paresse
Cest
pourquoi il accélère le rythme, quil tiendra au moins
jusquà la fontaine où peut-être il fera une
halte. Il aura tout le temps de remettre les choses en place, à
plat. Cest dailleurs ce quelle prétendait savoir
si bien faire : remettre les gens à leur place, les empêcher
de ségarer, les aider à trouver leur chemin, fût-il
de traverse. Combien de fois la-t-il attendue à la terrasse
du café, près de la boulangerie, après lui avoir
téléphoné quil voulait bien la voir. Elle arrivait
menue, toute excitée, un feutre dhomme sur la tête,
et même une fois le portefeuille glissé dans le pantalon
juste au dessus du sexe. Ce nétait pas, disait-elle, une
protection quelle cherchait, mais elle ne voulait pas le perdre.
Et une fois la consommation payée elle avait remis le portefeuille
à cet endroit. Quand elle lui avait demandé sil était
amoureux, il avait vu dans cet objet si mal placé comme une réponse
à son désir delle. Dont il ne pouvait décider.
Laurait-il épousée
quil bifurque maintenant
dans la rue Saint-Oursin et se sait à mi-chemin de laller.
A la hauteur de la boutique des arts martiaux, il sera arrivé,
si tout se passe comme prévu, dans un peu plus de trente minutes.
Il na pas encore bien remarqué sur quoi reposaient larmure
et le casque japonais, parce quil ne veut pas stationner pour un
motif si futile, mais parvenu à lembranchement de la rue
de lOpéra il se promet de prendre le temps de comprendre.
Et cette fois-ci encore il a déjà dépassé
les marches de lInstitut Océanographique
quil
naurait rien compris.
On aperçoit presque les quais au bas de la rue Saint-Oursin où
vont se réfléchissant deux des plus belles façades
de la ville. Portails et fenêtres derrière lesquels bien
défendu se donne et sacquiert le savoir, celui des Belles-Lettres
dun côté, des maladies de lautre, toutes entières
comme un défi quil relève en crachant sur lasphalte,
pour faire la nique à Fatigue le dieu des grimaces douloureuses,
des crampes et des courbatures, sapprêtant à écrire
dans la grande salle de la Bibliothèque sur des feuilles doubles
décolier pliées en quatre son journal de vagabond,
encore quil nen soit pas vraiment un, puisquil sait
le toit quil aura ce soir. Couvrant davance les pages à
petits carreaux dune fine écriture aux pleins et déliés
dun autre âge, qui racontera en détail, instinctivement,
maints symptômes de la maladie dêtre dehors, dont il
souffre, et quil sait être sa plus grande force. Faiblissante
un peu à lapproche de la Bibliothèque. Quelques enjambées
encore et il sera sous les feux de limmense brasserie O, la plus
célèbre du quartier étudiant, où des garçons
revêches servent moyennant quelques pièces une bière
mythique dont on parle longuement, des bulles aux lèvres, et lil
vitreux, le soir dans les rangées de ce vaste dortoir aux dimensions
des salles communes du temps de ces façades, peuplées comme
on peut le voir sur les vieilles photographies du début du siècle
de malades qui sagglutinent autour de poêles de fonte étonnants,
empilements de tubes qui senflent de boules herniaires, et regardent,
tout ébahis et comme idiots, quelques cornettes blanches qui les
entretiennent.
Tournant la tête emplie de tous les pas encore à venir, de
toutes les défaites de sa vie vagabonde, il salue la statue de
Dante un peu plus loin quà mi-course. Le grand homme dans
sa robe qui lui couvre presque les pieds, coiffé dun étrange
bonnet carré, au profil daigle, na pas frémi.
Il lattend un livre à la main. Certain désormais darriver
à bon port, dachever sa trajectoire, dût-elle, plaisante-t-il,
le mener en enfer, il jouit un peu de la promenade. Et réalise
que depuis bien longtemps il na porté dattention à
personne, comme absent de tout ce qui nétait pas lui.
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