I.
Au commencement, il ne mest rien venu. Jai fait : «
oui, oui, hm, hm, oui, non, peut-être
» Après
seulement, trop tard, les réponses se sont précipitées,
mais au bout de quelques-unes la suivante se retournait, avalait ce qui
était avant.
Maintenant tout est parti. Je dois reprendre. Il faut absolument que je
réponde. Pourquoi le faut-il ? Pour que la phrase que jai
entendue : « Elle meurt, la ville » puisse sen aller,
céder la place à dautres phrases. Tant que je ne lui
trouve pas de réponse, elle reste ainsi, avec « elle »
au début et « la ville » à la fin, avec les
deux sujets ou bien plutôt la redondance, la virgule et le verbe
coincé au milieu et la phrase entrée, plantée en
moi comme un harpon dans les profondeurs où ça mord.
Je cherche à men débarrasser mais ce nest pas
possible car je ne sais plus de quelle bouche elle est sortie. En labsence
de bouche, en labsence de visage et de corps auxquels adresser ma
réponse, je me crois obligée dy repenser toujours.
Personne, au demeurant, ne me demande rien. Cest là le hic,
ne pas avoir de répondant et se croire pourtant tenue de répondre.
Il peut paraître saugrenu davoir choisi ce biais pour parler
de ma ville natale. Mais je nai rien choisi, rien décidé,
cest la phrase plutôt qui mest tombée dessus
et lon peut regretter quelle nait pas choisi quelquun
de plus désinvolte. Elle serait repartie par lautre oreille,
aurait glissé, sombré sans jamais en aucune façon
se transformer en objet contondant.
Je crois que cest dabord un cousin par alliance. Au restaurant,
à la fin du repas, avec sa femme et des amis, il sest approché
de notre table. Il a parlé de la ville, il sest plaint des
changements en disant quelle mourait et même quelle
était morte. Comme il me regardait tout en disant cela, jai
fait « oui, oui, hm, oui, non, peut-être
» Je
ne lui ai rien répondu et jaurais sans doute oublié
si dans la même journée, rencontrant mon amie Madolaine,
près du théâtre, il ne mavait semblé
entendre la phrase, dite par elle, et sous la même forme. Peut-être
pendant le repas, au restaurant, lun de nous moi par exemple
avait-il commencé à la dire, emporté par la
discussion. Je lavais regretté. Pour essayer doublier
quelle venait de moi, je me suis imaginé quelle venait
des autres et quil fallait que je réponde, quil le
fallait absolument.
La phrase a été répétée, cependant,
jen suis sûre. Deux fois ? Trois fois ? Plus encore ? Cest
nous qui avons commencé, lun de nous mais lequel et combien
étions-nous ce jour-là, je ne sais plus, les repas se ressemblent,
lun de nous parle trop, le cousin vient, dit la phrase et ça
y est. Madolaine après le cousin, nous tous et plus encore, un
chur de voix rassemblées devant le théâtre,
une foule qui chuchote, la phrase circule, devient une rumeur qui enfle,
je suis au milieu, forcée de lentendre, de la faire passer
mais, loin de partir, elle grossit, elle se multiplie, elle monte, plus
haut que nos têtes, bien plus haut que le fronton du théâtre,
elle saccroche dans les arbres, se suspend, y demeure, crie delle-même
et alors plus jamais de nuit, de paix ni de silence sur la ville, sur
nous, pour toujours, les feux sonores de la phrase jusquà
ce quenfin quelque chose, quelquun parvienne à la réduire,
remontant à celui ou à celle qui, la première fois
Si je réfléchis trop, tout se perdra. Je ne suis pas de
taille à répondre à chacun. À Madolaine, de
préférence, si je pouvais
La phrase lui ressemble,
ou plus exactement elle ressemble à la façon que nous avions
toujours de ne jamais lâcher, autrefois, de nous tenir en nous lançant
des phrases, elle à un bout et moi à lautre, quand
ça tournait, tournait et ne sarrêtait plus
Nous nous sommes rencontrées près du théâtre
et nous avons tué ensemble les heures qui me séparaient
du départ car dans la ville, en ce temps-là, cétait
toujours la même chose, je revenais, je ne pouvais mempêcher
de revenir et à peine revenue il fallait que je reparte, cétait
le balancier, ici et là, je croyais que jen avais besoin
pour être droite. Je lai reconnue si vite que jai cru
me tromper. Jai voulu passer mon chemin mais elle ma appelée
par mon diminutif. En retour, jai pris soin de dire son prénom
en entier, imaginant quà son propos elle était restée
chatouilleuse. « Madolaine, criait-elle toujours, pas Madeleine
! Sil vous plaît quon ne dise pas Mado. Ça serait
bien la preuve quon confond avec Madeleine. Madolaine avec o comme
Mado et a comme laine. »
Nous avons pris la rue Française, dépassé la mairie
et la poste, emprunté la rue Viennet pour nous asseoir un moment
sur les balancelles du café, place de la Révolution. Descendues
par la rue des Albigeois et le boulevard Tourventouse jusquau Moulin
Cordier, nous sommes remontées par le sentier de la Faïence
jusquà Saint-Aphrodise. Par la rue Casimir Péret,
nous avons recoupé nos pas à lentrée de la
rue Française et, par la rue Mairan, prenant la rue du 4, nous
avons rejoint les Allées. Nous avons fait comme autrefois les Allées
Hautes et puis les Allées Basses et nous sommes passées
devant chez moi. Nous avons traversé le Plateau pour arriver jusquà
la gare où Madolaine a agité la main. Non, elle est partie
avant. Elle naimait pas beaucoup les départs. Je le savais,
aussi lai-je congédiée avec un peu de brusquerie,
abrégeant nos adieux qui reprenaient leur ordinaire. Se voir, cétait
se voir qui était devenu laccident.
Depuis combien dannées ? Nous avons bien changé. Un
peu, pas trop. Si, beaucoup tout de même. Toi non, moi si. Oui mais
quand même, toutes les deux. Un peu, beaucoup. Nous nous reconnaissons.
Devant moi, Madolaine, et sur elle, autour delle, un moment rameutés
quand je lappelle comme autrefois, pas seulement son air denfance
mais tous les airs, les grands, les faux, les doubles, les airs quelle
prenait du vivant de nos liens, ceux quelle a pris après,
que je ne lui ai pas vu prendre, débordant, laissant voir par transparence
les airs anciens, souvrant en éclaircies, en clairières
au milieu du visage et cest déjà fini, refermé.
La promenade, je lai faite toute entière en louchant : un
il sur elle et le présent, lautre qui cherche et se
souvient, si bien que peu à peu je ne vois plus rien et notre promenade
se confond avec celles davant, nos conversations sétirent
et se poursuivent, à croire que le temps na servi quà
ça : attaquer et répondre, se faire marcher, ce jeu continuel,
le pli de nos sornettes.
Est-ce dans la rue Française quelle ma dit la phrase
? Ou bien avant, près du théâtre, tandis que nous
passions devant lancien magasin de casquettes devenu Lhomme
objet (cadeaux). Est-ce devant Lhomme objet ? ou plus loin devant
le photographe ou devant lancien magasin Cadenas ? Peut-être
voulait-elle accuser ceux qui, comme moi, sont partis, signifier que cétait
nous les assassins. Est-ce pour cela que la phrase est restée comme
un remords dont jessaye de me défaire ?
Dès que le train a commencé à longer le canal en
séloignant de la ville, jai tenté de bâtir
mes réponses. Solidement pour quelles se tiennent, comme
une forteresse, que sy rassemble tout le monde et moi-même
et quon nen parle plus. Les premières réponses
étaient encore des questions mais à mesure que le train
prenait de la vitesse, jai essayé de manuvrer, dembrasser
lensemble des villes et de remonter très loin lhistoire
de la nôtre avant den venir au cur de la phrase. Jespérais
alors frapper un grand coup, la défaire.
Nous avons pris la rue Française et puis la rue Viennet.
Est-ce devant la statue La Rieuse ? Je ne suis pas très sûre
que ce soit « La Rieuse ». Elle a probablement un autre nom,
je ne sais pas lequel. Jaurais dû marrêter pour
la revoir mais je craignais sans doute que Madolaine ne se moque de moi,
ne maccuse de ne faire, ici, en coup de vent, que de petits pèlerinages.
Elle nétait pas de ce bord-là, elle ne lavait
jamais été, me reprochait sans cesse, même avant que
je parte, de me retourner. Attention à la femme de Lot !
Nous nous sommes installées joyeusement sur les balancelles. Les
balancelles du café, place de la Révolution. Elles étaient
encore dehors. Cétait pourtant le mois doctobre mais
laprès-midi était belle. Sur les balancelles, la phrase
? Je ne crois pas. Je ne songeais pas alors à lui répondre.
La phrase, si elle lavait déjà dite, je lavais
oubliée. Je racontais lhistoire de Martha, pas tant pour
répondre à la phrase que pour dresser entre elle et moi,
entre moi et le monde, un mur qui me protégerait. Dans mon esprit,
lhistoire de Martha devait prouver par A plus B que la phrase de
Madolaine ne passait pas. Cest donc quelle me lavait
dite avant les balancelles. Je ne peux pas men souvenir. Peut-être
étais-je en train dessayer de répondre au cousin par
alliance, à moi-même, à lun dentre nous
et davance peut-être aussi à Madolaine. Je la laissais
parler sans lécouter vraiment. Je me sentais empruntée,
importune. Chaque fois, ici, cest pareil, je reviens, je suis là,
je ne pense quà repartir.
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